Refuge de la Rencluse – Hospice de Viella par la crête de Moulières Nous savons, par expérience, que les recommandations de Georges Véron ne sont pas à prendre à la légère, aussi quand il écrit en préambule de cette 25ème étape : « Itinéraire hors sentier déconseillé aux randonneurs peu expérimentés. A n’entreprendre que par temps clair. », j’aurai été bien inspiré d’en tenir compte en 1989, d’autant que je n’avais plus l’excuse du néophyte de 1974. Certes, les conditions météo n’étaient pas aussi dégradées au départ du refuge du Portillon, mais espérer gagner de vitesse un orage qui s’était annoncé dès le Trou du Toro, c’était de la pensée magique sans une once de raison. Cette sorte de déséquilibre avant, mon projet en était affecté dès la conception, sinon pourquoi m’être engagé dans cette longue et difficile étape, sous équipé en vêtements, en nourriture, en matériel de secours, et pourquoi ne pas avoir renoncé à temps aux abords du refuge de la Rencluse. La taille de mes étapes impliquait, sans en avoir clairement conscience, de me placer, un jour ou l’autre, au mauvais endroit au mauvais moment. Et c’est ainsi que l’on se retrouve monter vers une crête exposée à la foudre, puis coincé dans le brouillard, à environ 2900 mètres d'altitude, écrasé de fatigue, complètement trempé, sans rechange, sans lumière, sans eau ni nourriture ( la lampe frontale étant restée dans le sac). « Parvenu à l’altitude du col, il ne me reste qu’à balayer la crête vers la gauche pour trouver la sortie ! Chaque ébauche de col m’oblige à un détour pour vérifier. L’exploration dure longtemps, jusqu’à l’extinction du jour. Une tentative pour passer toute crête m’amène, bien involontairement, à gravir le pic des Mullières. Enfin, le col tant espéré daigne se montrer à la nuit tombante, récompense tardive de tant d’acharnement. J’entame la descente à une allure endiablée, enchaînant de longues glissades euphorisantes sur chaque névé, mais la barrière sombre des pierriers finit par se refermer complètement, m’interdisant le retour au fourgon. Après quelques tâtonnements, je découvre un abri sous roche, où je parviens à me glisser au prix de maintes contorsions. Le froid m’y rejoint et m’en déloge quelques minutes plus tard. Pour me réchauffer d’abord, et pour trouver ensuite un meilleur refuge, je marche à l’aveuglette dans cet immense champ de ruines. Déplacement d’escargot où pieds et mains voudraient avoir des yeux, tâtent le terrain, le devinent, se posent prudemment, finissent par confier leur part de charge à l’invisible point d’appui. L’espoir de se reposer s’éteint lentement tandis que la nécessité d’éviter le refroidissement entretient cette allure rampante, qui semble condamnée à durer éternellement. Insensiblement, mes forces s’épuisent tandis que le sommeil m’enveloppe, mais je continue à marcher avec parfois l’aide du clair de lune. Les heures se succèdent irréelles. La sortie éclairée du tunnel de Biella m’apparaît de temps à autre, au loin, inaccessible. Là bas aussi une personne souffre, seule à m’attendre. Cruel pincement de coeur à la pensée que toute cette souffrance aurait pu être évitée. J’essaie de trouver un cheminement pour écourter mon retard, donner un sens à mes efforts. Le moindre succès m’enchante et je me prends d’amitié pour tel ou tel caïrn découvert par hasard. L’envie d’implorer pitié gèle au fond de moi, tout accablé de solitude. Pour tenir dans cette épreuve, rehaussée par les quinze cents mètres de dénivelé supplémentaires de la journée, je pense à Guillaumet, à Jean-Louis Etienne,...et je parviens, ombre parmi les ombres dans cette nuit sans fin, à dialoguer avec la montagne. D’être le seul homme à marcher en ces lieux cesse d’être une malédiction pour devenir une expérience unique, une chance de se révéler. Demain, je continuerai...jusqu’au bout de mes forces ! La tête a repris son assiette. Il n’y a plus de fatalité de l’échec. Le cheminement est resté tout aussi incertain mais ses résonances intimes ont radicalement changé. Suis-je en train de tourner en rond ? Qu’importe ! Je suis en vie, je n’ai pas trop froid, la nuit est magique… Chaque indice de progression offert par la montagne devient instantanément un petit bonheur. Même la fatigue qui s’accumule lentement ne m’accable plus ! Parfois, je m’assieds un instant puis reprend mes petits pas tâtonnants, toujours serein, étonné quand même de ce grand calme intérieur. Suis-je entré dans un état second où l’ivresse de la fatigue trouble mes perceptions ? Il me semble plutôt que je fais l’expérience exceptionnelle d’un détachement lucide, à la manière des maîtres bouddhistes, d’une autre façon d’être au monde. Parvenu à ce qui me semble une haute barre rocheuse, je m’allonge sur une vire herbeuse pour attendre l’aube. Il serait périlleux de vouloir franchir cet obstacle sans visibilité mais je crois savoir que c’est le dernier qui me sépare du fourgon ravitailleur. Morphée m’entoure de ses bras cotonneux. Fin imprévue de l’étape ! » Que tant d’erreurs additionnées m’ait conduit si près de la détresse serait une leçon de morale édifiante, sans cette découverte intérieure fabuleuse qui m’enchante encore, bien qu’elle récompense indûment une conduite à risques.
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